23 août 2005
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Les « préliminaires » de l’article précédent étaient nécessaires pour mieux cerner la personnalité d’Iliane-Patricia et la nature de notre relation. Il serait malvenu d’interpréter mon récit d’un point de vue moraliste ou sentimental.
C’est un cheminement qui nous engage individuellement. Il n’y a pas de projet — encore moins un simulacre — de vie de couple, mais ce n’est pas pour autant un « voyage » comparable à celui que j’ai vécu avec Marie. Nous servons de révélateur l’un à l’autre, parfois dans la discorde (j’évite d’en parler dans ce journal) et le plus souvent dans le registre de la fusion amoureuse.
Il n’y a pas entre nous une grande affinité physique ou intellectuelle qui pourrait expliquer notre histoire. Iliane ne se sent pas attirée vers moi, j’aime la regarder et la toucher mais je suis peu réceptif à ses caresses. Quant aux miennes, elles en restent souvent au stade de l’effleurement : si je la touche en profondeur c’est un magma de tensions qui remonte à la surface.
C’est une femme, de par son expérience, parfaitement consciente des égarements de la vie amoureuse. J’espère avoir mis en évidence cette qualité à travers les extraits de nos échanges. En même temps elle éprouve un désarroi pour ce qui touche à sa vie sociale. Elle affronte avec colère un état de dépendance dont elle essaie de déjouer les apparences, croyant reconnaître son père chez le gourou, le thérapeute, l’ami, l’amant. Cette crise a été un moment fort et douloureux de notre relation intime (voir « La voie de l’extase (3) »). Je reste pour elle un homme qui la prend en voiture, l’invite au cinéma, au restaurant, lui fait de petits cadeaux… Elle a de la difficulté à accepter ces gestes qu’elle associe encore à de la dépendance affective et à une soumission au désir de l’homme.
Bien que nous ayons fait du chemin ensemble, Iliane revendique des étapes de son évolution dans lesquelles je n’ai joué aucun rôle. C’est ainsi qu’elle accorde beaucoup d’importance à ce qu’elle découvre dans des stages de « tantra ». Mais elle reconnaît volontiers que l’important est ce qu’elle en a compris et reconstruit. Nos discussions sur ce sujet n’aboutissant à rien de constructif, j’ai eu envie de voir sur place. C’est ainsi que je me suis inscrit à l’un de ces stages. Je reprends mon journal pour relater cette expérience.
Vendredi 11 février 2005
Le train d’Iliane a beaucoup de retard. Nous roulons jusqu’à minuit pour atteindre le lieu du stage.
A l’arrivée nous dînons tranquillement. La maison est presque vide, la plupart des stagiaires s’étant annoncés pour le lendemain matin. L’animateur arrive et vient nous saluer. Il est tellement ressemblant à la photo du dépliant que je n’ai aucune surprise. Je lui tends la main distraitement, sans me lever. J’observe Iliane, frémissante comme une écolière face au maître redouté ; elle attend de moi une marque d’émotion : « Alors ? » — « Alors rien ». Il me rappelle un animateur d’émissions de divertissement sur la télévision. Pas envie de rire.
Nous sommes épuisés. De plus, j’ai une dent de sagesse qui pousse et une autre qui s’est nécrosée. Avant de dormir nous faisons l’amour pour calmer le désir, essayant vainement d’entrer en contact.
Dimanche 13 février 2005
Le stage vient de se terminer. La direction était assurée avec la distance nécessaire et quelques moments de spontanéité par un personnage qui parle les yeux mi-clos… Des remarques de bon sens dans les échanges avec le groupe, mais je n’y ai pas perçu de différence avec la rhétorique confortable d’un psychologue clinicien habitué à renvoyer le patient vers « son problème ».
Après quelques sautillements inoffensifs dans une pratique que Rajneesh/Osho avait baptisée « méditation active », nous avons abordé un exercice d’offrande nettement plus intéressant que la pseudo-libération de la kundalini. Les jeunes Occidentaux ayant peur du silence, leurs gourous se sont recyclés en disc jockeys : ce qu’ils appellent « méditation » n’est rien de plus que de l’écoute musicale. Parfois il nous faudra même entendre le même CD en boucle !
Malgré ses imperfections, ce stage a été pour moi l’occasion de rencontres que je n’aurais pas faites en temps ordinaire, les unes avec des femmes peu attrayantes vers qui je ne serais pas allé spontanément, les autres avec des hommes au cours d’un exercice où nous avions tous les yeux bandés. Mise à part cette expérience singulière, qui pour moi se situait au niveau du toucher affectif plutôt que dans le registre de la sexualité, je n’ai ressenti aucun désir pour les êtres que je prenais dans mes bras. Encore moins pour Iliane en raison de la rugosité des intentions qui s’exprimaient dans les échanges. Je ne voyais d’ailleurs aucun intérêt à faire un « exercice » avec elle alors que nous pouvions nous rencontrer pour de vrai dans la chambre. J’étais en attente d’un toucher sensible, de croiser cette « énergie du cœur » dont parlait l’animateur, mais je n’ai senti cette énergie qu’à de rares instants.
J’ai de la peine à imaginer que des femmes et des hommes qui auraient fait l’expérience d’une sexualité extatique puissent prendre goût à cette forme atténuée de masturbation qui s’épuise dans l’inachèvement. Ni que ces jeux puissent les mener à l’extase. Certes, l’enrobage conceptuel est omniprésent — le cœur, le sexe et l’offrande — mais comment vivre ces dimensions hors de la réalité concrète d’une rencontre amoureuse ? Peut-on libérer sa spontanéité avec des personnes (et un animateur) qui n’ont pas exploré le mouvement involontaire en dehors des actes socialement répertoriés ?
Les rares fois où nous étions en contact, Iliane-Patricia supportait de moins en moins mon incapacité à entrer dans l’artifice. Je la sentais en contact avec quelque chose d’étranger à ce que nous avions vécu ensemble. Elle s’est mise à ne plus supporter mon regard. L’animateur l’a manipulée en lançant à la cantonade que nous avions un comportement de couple et que j’étais incapable de la libérer de mon regard pour aller vers d’autres femmes. Il avait commencé par décréter que tant qu’elle serait attachée à son père elle n’attirerait que des hommes en état de dépendance… Pauvre cloche.
Quand elle est revenue à sa chambre, ce soir, pleine de contusions, elle a exprimé sa colère, disant qu’elle ne pouvait plus supporter mon regard, car je suis « hyperpossessif », semblable à son père qui la surveillait « du haut d’un mirador », et j’en passe, tout en admettant qu’elle sentait mon regard alors même que je ne la regardais pas. Une fois calmée, elle m’a parlé de ses amis d’enfance (puis de son père, bien sûr) qui la traitaient de « salope » pendant l’adolescence. Si je trouve le mot déplacé, je comprends ce qui pouvait les indisposer dans son comportement.
Nous avons dîné de nos provisions. Puis je suis descendu à la salle à manger pour faire la vaisselle. J’y suis resté un moment pour jouer du piano. Iliane a eu la bonne idée de me laisser seul. Je l’ai retrouvée au lit dans sa chambre. Elle a commencé à me parler de ses douleurs et de ses peurs, mais je l’ai quittée pour aller dormir.
Il me semble qu’elle a besoin de vérifier régulièrement le pouvoir de séduction qu’elle exerce sur les hommes. Ces stages lui fournissent un terrain de jeu. Les hommes ont envie de lui sauter dessus mais elle se sent protégée par le protocole des exercices. Ce même protocole dont je ne vois pas l’intérêt puisque j’ai besoin du brasier réel, de l’alchimie sexuelle, plutôt que de jouer avec des allumettes.
Quand elle est dans ce jeu du libertinage, je ne peux pas être avec elle. Je la regarde nue en train de se coiffer : un bel objet dont un jour je me lasserai. Je ne peux plus contacter la personne en dessous de cette enveloppe qui se pare de séduction. Je ne peux pas me contacter moi-même, car je suis vidé de toute énergie amoureuse. Je dois puer. Et les dents me font mal.
Je pars dormir avec un souvenir glacial de cette partouze soft. Enfin, goûter un peu de solitude après tout ce vacarme. Je ne ressens plus aucune pulsion sexuelle, mais plutôt un grand silence, blanc comme la neige qui n’en finit pas de tomber.
Lundi 14 février 2005
À cinq heures du matin je suis réveillé par une érection. Je rejoins Iliane qui dort à côté. Elle me suit dans ma chambre, se plaignant de tensions, et demande à être massée. Mais elle m’interrompt au bout de quelques minutes et se met à parler. Elle décrète que mon toucher est trop intrusif. Je lui fais reconnaître qu’il réveille des tensions profondes. Elle repart dans la colère sur le motif que « je n’ai jamais su la toucher mais elle n’a jamais osé me le dire »… Puis elle s’apaise et va finir la nuit seule, avec ses tensions.
Vers 11 heures nous quittons le lieu du stage sous une neige abondante, en direction d’un châlet où vit un ami d’Iliane et Damien. Il nous offre un excellent repas et parle beaucoup, avec passion, de son métier et de ses loisirs. J’apprécie son talent de conteur, mais Iliane finit par s’ennuyer.
Les dents me font toujours mal, une autre molaire s’y est mise. Un peu d’huile de clou de girofle atténue la douleur. Iliane aime ce que cette huile dégage.
Nous commençons la nuit sur un grand lit déroulé dans le salon à côté de la chambre de notre hôte. Elle repart sur son besoin de toucher sensitif, en attente de tendresse. Soudain, le mien lui convient… Puis elle « recontacte » sa colère et m’invite à reconnaître la mienne, ainsi que ma frustration. Je lui dis à quel point je l’ai sentie vulgaire hier, la chute de mon désir en la voyant nue, le fait qu’elle m’a exaspéré en parlant de notre prochaine rencontre, du prochain stage qu’elle allait faire, de ceux que j’aurais forcément envie de faire… Je ne voulais plus rien entendre, plutôt rester sur cette sensation triste de fin de voyage.
Quand elle me demande d’exprimer physiquement ma haine, je lui fais vraiment mal avec mes ongles. En contact avec cette réalité, elle me confie qu’exprimer ma haine ne veut pas forcément dire la diriger vers elle… Je peux aussi bien quitter l’image que j’ai d’elle pour rester seul avec cette énergie de la haine ; ensuite, faire l’offrande de cette énergie, qu’elle soit de haine, de désir ou de frustration, pour ne pas rester focalisé sur la partie douloureuse.
Petit à petit quelque chose s’ouvre en nous et entre nous. Sa colère s’est muée en désir, elle m’a mis en relation avec mon plaisir, au delà de la pensée du plaisir que je voudrais lui donner. Nous venons à la rencontre l’un de l’autre, très lentement, pendant plus de deux heures, cherchant la respiration de la « vague » tantrique, celle qui part du cœur, traverse le sexe et se déploie vers l’infini dans l’offrande, au niveau de la gorge. Mes dents se sont complètement calmées. Je réapprends à décrisper mon désir.
Pendant que nous faisons l’amour, une image me revient en mémoire. Ce matin je regardais le thang-ka d’une divinité avec sa parèdre affiché dans le réfectoire du centre. J’ai été tout d’abord abasourdi par le prix de vente — 430 euros pour une grossière peinture en aplats — et le fait qu’un objet d’art (ou de culte) soit accroché dans un endroit aussi profane. Ensuite j’ai été frappé par la blancheur démesurée de la shakti. Ce que j’en ai retenu, c’est une flamme dressée vers le ciel, un arbre de vie d’une grande puissance. Or c’est cette image qui va m’emporter ce soir. Le visage de la divinité masculine (outrancièrement méditatif sur le thang-ka) me conduit vers la détente, l’offrande, le regard intérieur, en même temps qu’il se pose sur la shakti et sur le monde.
Nous volons ensemble dans un extraordinaire courant ascendant — je repense au four du potier à Fátima. Mon corps est totalement détendu, l’oiseau blanc prend délicatement mon sexe, lui inspire un léger frémissement et le glisse en elle. Il se déploie dans l’instant, comme une flamme du brasier ou la shakti de l’image tantrique. Je n’ai jamais éprouvé un plaisir aussi subtil et aussi intense que cette pénétration sans effort. L’oiseau s’envole encore plus haut, il m’emmène au-delà de l’atmosphère, nous reprenons plusieurs fois notre étreinte avec des phases d’étourdissement, d’éblouissement, d’offrande, d’apaisement, d’endormissement… Je la sens vibrer et me laisse porter par cette vibration. C’est « l’orgasme de la vallée » qui vient, dans le lâcher-prise d’un mouvement involontaire très ample.
C’est un cheminement qui nous engage individuellement. Il n’y a pas de projet — encore moins un simulacre — de vie de couple, mais ce n’est pas pour autant un « voyage » comparable à celui que j’ai vécu avec Marie. Nous servons de révélateur l’un à l’autre, parfois dans la discorde (j’évite d’en parler dans ce journal) et le plus souvent dans le registre de la fusion amoureuse.
Il n’y a pas entre nous une grande affinité physique ou intellectuelle qui pourrait expliquer notre histoire. Iliane ne se sent pas attirée vers moi, j’aime la regarder et la toucher mais je suis peu réceptif à ses caresses. Quant aux miennes, elles en restent souvent au stade de l’effleurement : si je la touche en profondeur c’est un magma de tensions qui remonte à la surface.
C’est une femme, de par son expérience, parfaitement consciente des égarements de la vie amoureuse. J’espère avoir mis en évidence cette qualité à travers les extraits de nos échanges. En même temps elle éprouve un désarroi pour ce qui touche à sa vie sociale. Elle affronte avec colère un état de dépendance dont elle essaie de déjouer les apparences, croyant reconnaître son père chez le gourou, le thérapeute, l’ami, l’amant. Cette crise a été un moment fort et douloureux de notre relation intime (voir « La voie de l’extase (3) »). Je reste pour elle un homme qui la prend en voiture, l’invite au cinéma, au restaurant, lui fait de petits cadeaux… Elle a de la difficulté à accepter ces gestes qu’elle associe encore à de la dépendance affective et à une soumission au désir de l’homme.
Bien que nous ayons fait du chemin ensemble, Iliane revendique des étapes de son évolution dans lesquelles je n’ai joué aucun rôle. C’est ainsi qu’elle accorde beaucoup d’importance à ce qu’elle découvre dans des stages de « tantra ». Mais elle reconnaît volontiers que l’important est ce qu’elle en a compris et reconstruit. Nos discussions sur ce sujet n’aboutissant à rien de constructif, j’ai eu envie de voir sur place. C’est ainsi que je me suis inscrit à l’un de ces stages. Je reprends mon journal pour relater cette expérience.
Vendredi 11 février 2005
Le train d’Iliane a beaucoup de retard. Nous roulons jusqu’à minuit pour atteindre le lieu du stage.
A l’arrivée nous dînons tranquillement. La maison est presque vide, la plupart des stagiaires s’étant annoncés pour le lendemain matin. L’animateur arrive et vient nous saluer. Il est tellement ressemblant à la photo du dépliant que je n’ai aucune surprise. Je lui tends la main distraitement, sans me lever. J’observe Iliane, frémissante comme une écolière face au maître redouté ; elle attend de moi une marque d’émotion : « Alors ? » — « Alors rien ». Il me rappelle un animateur d’émissions de divertissement sur la télévision. Pas envie de rire.
Nous sommes épuisés. De plus, j’ai une dent de sagesse qui pousse et une autre qui s’est nécrosée. Avant de dormir nous faisons l’amour pour calmer le désir, essayant vainement d’entrer en contact.
Dimanche 13 février 2005
Le stage vient de se terminer. La direction était assurée avec la distance nécessaire et quelques moments de spontanéité par un personnage qui parle les yeux mi-clos… Des remarques de bon sens dans les échanges avec le groupe, mais je n’y ai pas perçu de différence avec la rhétorique confortable d’un psychologue clinicien habitué à renvoyer le patient vers « son problème ».
Après quelques sautillements inoffensifs dans une pratique que Rajneesh/Osho avait baptisée « méditation active », nous avons abordé un exercice d’offrande nettement plus intéressant que la pseudo-libération de la kundalini. Les jeunes Occidentaux ayant peur du silence, leurs gourous se sont recyclés en disc jockeys : ce qu’ils appellent « méditation » n’est rien de plus que de l’écoute musicale. Parfois il nous faudra même entendre le même CD en boucle !
Malgré ses imperfections, ce stage a été pour moi l’occasion de rencontres que je n’aurais pas faites en temps ordinaire, les unes avec des femmes peu attrayantes vers qui je ne serais pas allé spontanément, les autres avec des hommes au cours d’un exercice où nous avions tous les yeux bandés. Mise à part cette expérience singulière, qui pour moi se situait au niveau du toucher affectif plutôt que dans le registre de la sexualité, je n’ai ressenti aucun désir pour les êtres que je prenais dans mes bras. Encore moins pour Iliane en raison de la rugosité des intentions qui s’exprimaient dans les échanges. Je ne voyais d’ailleurs aucun intérêt à faire un « exercice » avec elle alors que nous pouvions nous rencontrer pour de vrai dans la chambre. J’étais en attente d’un toucher sensible, de croiser cette « énergie du cœur » dont parlait l’animateur, mais je n’ai senti cette énergie qu’à de rares instants.
J’ai de la peine à imaginer que des femmes et des hommes qui auraient fait l’expérience d’une sexualité extatique puissent prendre goût à cette forme atténuée de masturbation qui s’épuise dans l’inachèvement. Ni que ces jeux puissent les mener à l’extase. Certes, l’enrobage conceptuel est omniprésent — le cœur, le sexe et l’offrande — mais comment vivre ces dimensions hors de la réalité concrète d’une rencontre amoureuse ? Peut-on libérer sa spontanéité avec des personnes (et un animateur) qui n’ont pas exploré le mouvement involontaire en dehors des actes socialement répertoriés ?
Les rares fois où nous étions en contact, Iliane-Patricia supportait de moins en moins mon incapacité à entrer dans l’artifice. Je la sentais en contact avec quelque chose d’étranger à ce que nous avions vécu ensemble. Elle s’est mise à ne plus supporter mon regard. L’animateur l’a manipulée en lançant à la cantonade que nous avions un comportement de couple et que j’étais incapable de la libérer de mon regard pour aller vers d’autres femmes. Il avait commencé par décréter que tant qu’elle serait attachée à son père elle n’attirerait que des hommes en état de dépendance… Pauvre cloche.
Quand elle est revenue à sa chambre, ce soir, pleine de contusions, elle a exprimé sa colère, disant qu’elle ne pouvait plus supporter mon regard, car je suis « hyperpossessif », semblable à son père qui la surveillait « du haut d’un mirador », et j’en passe, tout en admettant qu’elle sentait mon regard alors même que je ne la regardais pas. Une fois calmée, elle m’a parlé de ses amis d’enfance (puis de son père, bien sûr) qui la traitaient de « salope » pendant l’adolescence. Si je trouve le mot déplacé, je comprends ce qui pouvait les indisposer dans son comportement.
Nous avons dîné de nos provisions. Puis je suis descendu à la salle à manger pour faire la vaisselle. J’y suis resté un moment pour jouer du piano. Iliane a eu la bonne idée de me laisser seul. Je l’ai retrouvée au lit dans sa chambre. Elle a commencé à me parler de ses douleurs et de ses peurs, mais je l’ai quittée pour aller dormir.
Il me semble qu’elle a besoin de vérifier régulièrement le pouvoir de séduction qu’elle exerce sur les hommes. Ces stages lui fournissent un terrain de jeu. Les hommes ont envie de lui sauter dessus mais elle se sent protégée par le protocole des exercices. Ce même protocole dont je ne vois pas l’intérêt puisque j’ai besoin du brasier réel, de l’alchimie sexuelle, plutôt que de jouer avec des allumettes.
Quand elle est dans ce jeu du libertinage, je ne peux pas être avec elle. Je la regarde nue en train de se coiffer : un bel objet dont un jour je me lasserai. Je ne peux plus contacter la personne en dessous de cette enveloppe qui se pare de séduction. Je ne peux pas me contacter moi-même, car je suis vidé de toute énergie amoureuse. Je dois puer. Et les dents me font mal.
Je pars dormir avec un souvenir glacial de cette partouze soft. Enfin, goûter un peu de solitude après tout ce vacarme. Je ne ressens plus aucune pulsion sexuelle, mais plutôt un grand silence, blanc comme la neige qui n’en finit pas de tomber.
Lundi 14 février 2005
À cinq heures du matin je suis réveillé par une érection. Je rejoins Iliane qui dort à côté. Elle me suit dans ma chambre, se plaignant de tensions, et demande à être massée. Mais elle m’interrompt au bout de quelques minutes et se met à parler. Elle décrète que mon toucher est trop intrusif. Je lui fais reconnaître qu’il réveille des tensions profondes. Elle repart dans la colère sur le motif que « je n’ai jamais su la toucher mais elle n’a jamais osé me le dire »… Puis elle s’apaise et va finir la nuit seule, avec ses tensions.
Vers 11 heures nous quittons le lieu du stage sous une neige abondante, en direction d’un châlet où vit un ami d’Iliane et Damien. Il nous offre un excellent repas et parle beaucoup, avec passion, de son métier et de ses loisirs. J’apprécie son talent de conteur, mais Iliane finit par s’ennuyer.
Les dents me font toujours mal, une autre molaire s’y est mise. Un peu d’huile de clou de girofle atténue la douleur. Iliane aime ce que cette huile dégage.
Nous commençons la nuit sur un grand lit déroulé dans le salon à côté de la chambre de notre hôte. Elle repart sur son besoin de toucher sensitif, en attente de tendresse. Soudain, le mien lui convient… Puis elle « recontacte » sa colère et m’invite à reconnaître la mienne, ainsi que ma frustration. Je lui dis à quel point je l’ai sentie vulgaire hier, la chute de mon désir en la voyant nue, le fait qu’elle m’a exaspéré en parlant de notre prochaine rencontre, du prochain stage qu’elle allait faire, de ceux que j’aurais forcément envie de faire… Je ne voulais plus rien entendre, plutôt rester sur cette sensation triste de fin de voyage.
Quand elle me demande d’exprimer physiquement ma haine, je lui fais vraiment mal avec mes ongles. En contact avec cette réalité, elle me confie qu’exprimer ma haine ne veut pas forcément dire la diriger vers elle… Je peux aussi bien quitter l’image que j’ai d’elle pour rester seul avec cette énergie de la haine ; ensuite, faire l’offrande de cette énergie, qu’elle soit de haine, de désir ou de frustration, pour ne pas rester focalisé sur la partie douloureuse.
Petit à petit quelque chose s’ouvre en nous et entre nous. Sa colère s’est muée en désir, elle m’a mis en relation avec mon plaisir, au delà de la pensée du plaisir que je voudrais lui donner. Nous venons à la rencontre l’un de l’autre, très lentement, pendant plus de deux heures, cherchant la respiration de la « vague » tantrique, celle qui part du cœur, traverse le sexe et se déploie vers l’infini dans l’offrande, au niveau de la gorge. Mes dents se sont complètement calmées. Je réapprends à décrisper mon désir.
Pendant que nous faisons l’amour, une image me revient en mémoire. Ce matin je regardais le thang-ka d’une divinité avec sa parèdre affiché dans le réfectoire du centre. J’ai été tout d’abord abasourdi par le prix de vente — 430 euros pour une grossière peinture en aplats — et le fait qu’un objet d’art (ou de culte) soit accroché dans un endroit aussi profane. Ensuite j’ai été frappé par la blancheur démesurée de la shakti. Ce que j’en ai retenu, c’est une flamme dressée vers le ciel, un arbre de vie d’une grande puissance. Or c’est cette image qui va m’emporter ce soir. Le visage de la divinité masculine (outrancièrement méditatif sur le thang-ka) me conduit vers la détente, l’offrande, le regard intérieur, en même temps qu’il se pose sur la shakti et sur le monde.
Nous volons ensemble dans un extraordinaire courant ascendant — je repense au four du potier à Fátima. Mon corps est totalement détendu, l’oiseau blanc prend délicatement mon sexe, lui inspire un léger frémissement et le glisse en elle. Il se déploie dans l’instant, comme une flamme du brasier ou la shakti de l’image tantrique. Je n’ai jamais éprouvé un plaisir aussi subtil et aussi intense que cette pénétration sans effort. L’oiseau s’envole encore plus haut, il m’emmène au-delà de l’atmosphère, nous reprenons plusieurs fois notre étreinte avec des phases d’étourdissement, d’éblouissement, d’offrande, d’apaisement, d’endormissement… Je la sens vibrer et me laisse porter par cette vibration. C’est « l’orgasme de la vallée » qui vient, dans le lâcher-prise d’un mouvement involontaire très ample.
S’abondonnant au flot passionnéA présent, Iliane rit. Idiote ? Sorcière ? Elle me dira le lendemain que jamais elle n’avait rencontré une telle intensité dans l’intimité sexuelle.
Montant et griffant,
Faisant sourdre un intense plaisir
Lacérant leurs corps avec ardeur
Ils mettent fin à l’illusion
Dans cette dissolution de la dualité
Par le goût du désir
Pendant l’expérience de l’identité
Les amants goûtent à un plaisir
Inexprimable et jamais encore touché.
(Vijñânabhairava tantra)
[Suite]