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7 avril 2006 5 07 /04 /avril /2006 21:43
Je résiste à tout ce qui ne m’est pas indispensable, donc pas de montre ni téléphone portable. Parfois c’est galère de trouver une cabine pour appeler en égrenant un chapelet de codes d’accès — car je n’achète pas non plus de carte téléphonique. Ce matin, par deux fois le réseau était encombré. La troisième est la bonne. Elle me demande combien de temps il me faut pour monter, disons une heure et demie ? Une heure plus tard je suis assis sur le plancher de la terrasse de sa maison en construction. Soleil de plomb, un petit vent paradisiaque, le temps de lire quelques pages du journal.

Le vrombissement caractéristique du moteur m’avertit de son arrivée. Voilà des semaines qu’on ne s’est pas rencontrés en privé. Son regard, ses lèvres… Je la trouve plus âgée mais plus désirable encore, comme si elle n’en finissait pas de fleurir. Elle est épuisée par ce chantier, son déménagement et les semaines de travail qui lui restent.

Nous déjeûnons sur le pouce dans une sorte de grande véranda qui fera écran entre la terrasse et sa chambre. Je devine déjà une profusion de verdure derrière la baie vitrée. Il m’est facile d’imaginer la beauté de ce lieu investi par une artiste talentueuse. Son rêve a pris forme : une maison en construction bioclimatique dans un des plus beaux endroits de la planète, après des années de prospection et de tractations pour tout faire dans un budget très réduit.

Le rêve de Catherine sent le bois fraîchement coupé. Je ne me lasse pas d’en caresser les poutres, les portes et les cloisons.

Après le thé elle ferme les yeux et dit : « Je sens ton odeur ». Moi aussi je sens la sienne, mêlée aux essences d’herbes sauvages qui sont de la fête aujourd’hui. Fou que j’étais hier soir d’anticiper nos caresses et la douceur sa peau, je n’aurais pas pensé que notre bonheur serait de nous sentir à distance dans un mélange d’odeurs printanières.

Les plantes ont gagné : nous partons à leur rencontre en escaladant le rocher face à la maison. Je n’ose pas dire que j’aurai le vertige en redescendant avec mes chaussures glissantes car j’ai trop hâte d’arriver au sommet. C’est un paysage incroyable en effet, avec toutes sortes d’arbres, feuillus et épineux mélangés, un sol qui passe de la steppe à la mousse fraîche. « Regarde la belle moquette ! » dit-elle avec un clin d’œil, mais quelque chose nous pousse à avancer plus loin, le long d’une voie romaine puis à travers champs. Nous y voilà : l’enclos des ânes près d’un puits à l’ancienne. Elle me parle de l’ânesse sur laquelle sa voisine la faisait monter lorsqu’elle charriait la traite. « Quand j’ai eu seize ans, l’ânesse était trop vieille et ils l’ont envoyée à l’abattoir. » Les paysans étaient comme ça, pas question de s’attendrir.

Puis nous évoquons des souvenirs d’enfance à la campagne. C’est toujours un peu les mêmes histoires : mon frère est tombé dans la fosse à purin, ma tante ou ma grand mère était si drôle quand elle parlait à ses pintades. Ces images reprennent du goût sur les chemins couverts de crottin d’âne et de cheval, et toujours cette saveur ennivrante de terre qui se réveille aux premières ensoleillées. Quel beau pays.

Nous nous sommes allongés sous des chênes. Elle en est venue à parler de sa vie très difficile, de ses enfants, de ce monde devenu si sombre pour les plus jeunes. Nous parlons et le temps passe. Enfin, c’est le temps des autres qui passe, pas le nôtre. Les Africains disent : « Vous, vous avez l’heure, mais nous, nous avons le temps ! »

Quand le désir prend le relais sur la parole, l’envie nous prend de rester mais la raison nous ramène aux engagements en fin d’après-midi. Son dos est si fatigué, son cou et ses jambes ont tellement besoin de caresses qu’il est raisonnable de projeter une rencontre la semaine prochaine. Nous avons joué le prélude.

Elle a pris un autre chemin pour la descente : pas d’escalade, pas de vertige. Nous marchons à travers un immense champ en pleine lumière. Retour à la maison restée grande ouverte, aux véhicules, autoroute, péage.

Je n’ai eu qu’une minute de retard sur ce que j’avais annoncé — comme si ce que nous avons volé au quotidien tenait dans cette petite minute.

Le soir, après avoir éteint, Aimée me dira : « C’est étrange comme ça sent le miel ! » Je répondrai : « Bzzzz… »

[Suite]

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commentaires

J
j'ai butiné cette escapade avec grand plaisir...<br /> Oh temps suspend ton vol...elle est fastoche celle-là...<br />  
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L
Ca me rend toute chose de lire ce texte.Une petite minute, ça ressemble parfois à l'éternité.
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M
je suis toujours étonnée quand des écrits me font sentir les odeurs décrites...tes mots sentent vraiment le miel ;-)
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J
Mes mots ne sont que des abeilles… Tu es invitée à la ruche ! ;-))

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